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La Raison, c’est ce qui permet à Marie Gautrot de mener une carrière réfléchie, où les prises de rôles sont pensées et le répertoire intelligemment construit. 

Le Cœur, c’est la générosité qui caractérise la femme et la chanteuse – la première n’hésitant pas à s’engager dans des actions humanitaires, notamment lorsqu’il s’agit de protéger de jeunes réfugiés privés de toit ; la seconde s’investissant corps, (voix) et âme dans les rôles qu’elle incarne, qu’il s’agisse d’œuvres majeures du répertoire ou d’opus plus rares, qu’elle défend avec le même enthousiasme.

Rencontre avec une des mezzos françaises les plus talentueuses du moment, qui incarnera notamment cette saison La Nonne Sanglante à Saint-Etienne (en novembre) et la Dalila de Saint-Saëns à Avignon (en mars).

Marie Gautrot, cette saison s’annonce particulièrement riche et importante pour vous, avec entre autres deux prises de rôles (deux rôles-titres) : d’abord La Nonne Sanglante à Saint-Étienne, puis Dalila à Avignon.


De pouvoir incarner ces deux femmes est une grande chance pour moi, deux rôles très différents dans leur nature puisque La Nonne Sanglante est un ouvrage très peu connu (NDR : la seule reprise contemporaine de l’œuvre eut lieu en 2018 à l’Opéra Comique) tandis que nous croulons sous les références pour le second. Je suis en tout cas ravie de retrouver les maisons d’opéras de Saint-Étienne et d’Avignon, dans lesquelles je travaille avec beaucoup de plaisir (je reviendrai d’ailleurs à Saint-Étienne en juin pour Otello), d’autant que, concernant Avignon, le spectacle sera donné dans la salle historique de la Place de l’Horloge (NDR : il s’agit du théâtre conçu par les architectes Théodore Charpentier et Léon Feuchère et construit en 1846-1847), qui rouvre cette saison.

Vous insistez sur l’aspect peu connu de l’opéra de Gounod par opposition à Dalila, un des rôles fétiches par excellence pour tout mezzo : travaille-t-on de la même façon lorsqu’on se trouve sur des terres quasi vierges, et lorsqu’on a en tête les interprétations de telle ou telle grande interprète qui a marqué le rôle ?


Une partition peu connue, c’est comme un pays traversé sans carte, on se sent aventurier : une rencontre intime et privilégiée avec le compositeur ou la compositrice. C’est évidemment très stimulant de n’avoir presque que la partition comme outil de travail : on a sans doute un sentiment de liberté, le personnage s’incarne de facto d’une façon très personnelle. Il y a peut-être aussi moins d’appréhensions que lorsqu’on travaille un rôle marqué par des chanteurs de légende. Ceci dit, les références, les interprètes du passé sont là pour vous aider à construire votre propre vision du personnage, à tracer votre chemin propre parmi ceux qui existent déjà, et puis se pose la question : qu’est-ce que mon vécu, ma sensibilité, ma voix permettent d’apporter dans ce rôle ? Les deux rôles présentent des difficultés très différentes : celui de la Nonne est bien sûr attendu du public puisqu’il s’agit du rôle-titre. Il doit être très fort sur un plan dramatique, marquer les esprits, et pourtant… il est très court ! La gageure se trouve donc là : donner au personnage toute son épaisseur malgré sa brièveté et trouver la bonne énergie tout de suite pour affronter la tessiture particulièrement exigeante du rôle. Pour Dalila c’est différent : une fois en scène, le personnage est très présent. Physiquement et musicalement, il demande une grande endurance avec la succession des trois airs très attendus : « Printemps qui commence », « Amour, viens aider ma faiblesse » et « Mon cœur s’ouvre à ta voix ». La complexité du rôle réside également dans son incarnation, trouver les clefs de cette femme mue par une haine ancestrale qui semble la dépasser, trouver la résonance de cette souffrance dans notre monde contemporain.

Le jeu d’acteur semble très important pour vous, que vous incarniez des rôles de premier plan, comme la Edwige des Fées du Rhin, ou des rôles secondaires (telle Emilia dans Otello), auxquels vous donnez un relief inhabituel !


Mais l’opéra c’est aussi du théâtre, l’incarnation d’un personnage est autant musicale que théâtrale. J’ai fait beaucoup de théâtre plus jeune, j’étais même dans la troupe d’improvisation de la fac de Rouen lors de mes études de lettres. Pour gagner ma vie pendant mes années de Conservatoire, j’étais comédienne dans des spectacles pour enfants. J’aime ce travail physique, cette recherche pour construire pas à pas la densité d’un personnage sans doubler ce que la musique dit déjà. Je n’apprécie pas exclusivement le drame ou la tragédie, même si ma tessiture m’en offre beaucoup : j’adore également travailler les rôles comiques, j’ai des souvenirs formidables de Grande Duchesse de Gérolstein et je rêve de spectacles avec Flannan Obé, par exemple (Flannan si tu m’entends 😉)… C’est un vrai bonheur pour moi lorsque je travaille avec des metteurs en scène avec lesquels je m’entends particulièrement bien, humainement et professionnellement.

Par exemple ?


Pierre-Emmanuel Rousseau a été une très grande rencontre personnelle et professionnelle. J’ai découvert un metteur en scène si musicien, un vrai bosseur et j’aime tellement ça, expérimenter, chercher, construire ensemble et sortir d’une production bouleversée, changée. Bien sûr, il y a aussi Julien Ostini, que je retrouve pour La Nonne sanglante et avec qui j’adore travailler. Il a créé le festival de Linières qui se propose d’apporter l’art lyrique là où, a priori, on ne l’attend pas (en l’occurrence, en milieu rural). J’y ai chanté Amneris, Azucena et j’ai hâte de le retrouver l’été prochain avec Nicklausse et la Muse des Contes d’Hoffmann. Je peux éprouver le même sentiment avec certains chefs, voire certaines structures telles le Palazzetto Bru Zane, ou le Centre de Musique Baroque de Versailles, avec lesquelles il est passionnant de découvrir de nouvelles choses en termes de répertoire – ou d’interprétation et j’aime vraiment la façon de travailler d’Alexandre et Benoit Dratwicki.

Précisément, avec la Palazzetto Bru Zane cette année, vous allez également rendre hommage à Saint-Saëns…


Oui, en chantant le rôle de Phénice dans Déjanire, une tragédie lyrique qui a été créée à Monte-Carlo en 1911. (Et je suis née à Dieppe, « la » ville de Saint-Saëns…) L’œuvre sera donnée en version de concert. Stefan Blunier dirigera, et la distribution comprendra Véronique Gens, Michele Angelini, Chantal Santon-Jeffery et Boris Pinkhasovich. Mais avec le Palazzetto, je ferai également un concert (« Un billet pour Rome ») qui devrait être très intéressant : le programme a été composé autour des cantates du prix de Rome. Il aura lieu le 27 mars à la Scuola Grande San Giovanni Evangelista de Venise.

C’est important pour vous de redonner vie à des œuvres, des partitions rares ou oubliées ?


Bien sûr ! Chanter Amneris, Carmen ou Dalila, c’est évidemment un grand bonheur, des partitions d’une richesse incroyable ! Mais notre travail consiste aussi à nous plonger dans les œuvres des compositeurs et compositrices peu connus – ou dans les œuvres peu connues des grands compositeurs et grandes compositrices… Parce que certains ouvrages considérés comme majeurs s’appréhendent peut-être mieux si on connaît leur contexte et/ou les œuvres qui les ont précédés. Mais aussi parce que je considère que l’interprète, le chanteur sont au service des artistes, des musiciens du passé, qu’ils doivent représenter au mieux, avec fidélité, humilité et foi. Nous sommes des transmetteurs, des passeurs. Cet écho du passé peut permettre un éclairage important sur notre présent.

Votre répertoire est particulièrement diversifié : le XIXe siècle bien sûr, mais aussi le XXe (avec Ravel, Duruflé, Hindemith, Britten,…), le répertoire russe, Mozart, le baroque avec Bach, Delalande ou Monteverdi…


Je suis souvent sollicitée dans le répertoire du XIXe que j’adore mais je suis autant attirée par le chant grégorien, une passion de Bach, un lied de Mahler ou un opéra de Britten. J’ai autant de plaisir à chanter Carmen, les Contes d’Hoffmann ou n’importe quel grand titre du répertoire que Les Fées du Rhin d’Offenbach (Edwige est un des rôles les plus bouleversants que j’ai eu à chanter de ma vie …) ou La Nonne Sanglante de Gounod ! J’aime tous les chemins sur lesquels m’emmène la musique et je reste toujours émerveillée et reconnaissante de ces nouveaux paysages. J’ai commencé ma carrière avec des rôles vocalement légers, tels Chérubin, Orlovsky, parce qu’il semble difficile de confier des rôles tels que Dalila ou les mezzos verdiens à de jeunes chanteuses encore peu expérimentées… mais c’est une très bonne école ! Quoi qu’il en soit, je suis ravie de pouvoir enrichir aujourd’hui mon répertoire de ces rôles d’une grande densité théâtrale et musicale qui étaient sur ma liste rêvée. Je suis entrée au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris avec Dalila et Azucena, je les ai rangées dans un tiroir pendant 18 ans et elles reviennent aujourd’hui !

Questions Quizzz…

Y a-t-il un rôle que vous adoreriez chanter ? – même s’il n’est pas du tout dans vos cordes !


Don José, Scarpia….sinon les rôles de Clytemnestre dans Elektra de Strauss, Lady Macbeth dans Macbeth de Verdi, Phèdre dans Hippolyte et Aricie de Rameau ou Kundry dans Parsifal de Wagner. Bref j’aime aller aux limites, plonger dans les profondeurs de l’âme humaine, travailler sur le chaos intérieur, sur la part de lumière qui existe forcément dans les ténèbres qui hantent ces personnages.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier ? 


Le partage. D’abord le partage intime et émouvant avec un compositeur et un poète, puis le partage enrichissant, passionnant et excitant avec un chef, un metteur en scène ou des collègues puis enfin le partage magique et indicible avec le public.

Ce qui vous plaît le moins ?


Ne pas défaire ma valise quand je rentre à la maison entre deux productions rapprochées, ne pas être tout le temps avec mes enfants, même si je suis très souvent sur Skype avec eux.

Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?


Indiana Jones 😊… Sans plaisanter j’ai fait mes études à l’Ecole du Louvre avec une spécialité antiquités égyptiennes, donc : archéologue.

Un livre ou un film que vous appréciez particulièrement ?


Tellement d’œuvres me viennent à l’esprit, est-ce parce que vous êtes devant moi, je pense au Lièvre de Patagonie de Lanzmann, un livre qui me parle vraiment, mille vies en une, les combats, les rencontres, une passion pour la vie, une œuvre de mémoires assez indescriptible dans une prose magnifique ; mais il y aussi Une Vie bouleversée d’Etty Ellisum que je suis en train de relire, un écrit simple et d’une puissance éblouissante.

Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Je suis une passionnée de haute-montagne, je pars régulièrement en trek dans l’Himalaya, je repars au Népal en avril pour un petit 5500 m, je vous emmène ?

Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
Beaucoup de causes ! Je suis une révoltée permanente… La protection de l’enfance est un sujet très sensible chez moi et j’ai fondé une association avec quatre amis à Dieppe : le Phare 111, qui recueille et aide les réfugiés mineurs arrivant seuls en France. J’ai également déposé un dossier pour correspondre avec des condamnés à mort aux Etats-Unis. Et je partage pour terminer, une phrase de Michael Lonsdale, avec lequel j’ai vécu de merveilleux moments de musique : « C’est l’amour que nous portons les uns aux autres qui est notre Beauté et qui sauvera le monde. »

 

Propos recueillis par Stéphane Lelièvre en septembre 2020

STÉPHANE LELIÈVRE

Stéphane Lelièvre est maître de conférences en littérature comparée, responsable de l’équipe « Littérature et Musique » du Centre de Recherche en Littérature Comparée de la Faculté des Lettres de Sorbonne-Université. Il a publié plusieurs ouvrages et articles dans des revues comparatistes ou musicologiques et collabore fréquemment avec divers opéras pour la rédaction de programmes de salle (Opéra national de Paris, Opéra-Comique, Opéra national du Rhin,...) Il est co-fondateur et rédacteur en chef de Première Loge.

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